Vous est-il déjà arrivé d’être dans une telle situation de stress que vous ne parveniez plus à réfléchir correctement ? D’avoir l’esprit à ce point préoccupé par un événement, un souci, une ambiance que vous en étiez tétanisé(e) et que votre raison ne suivait plus ?
Laissez-moi vous raconter une expérience personnelle qui viendra illustrer ce propos car je me suis retrouvé dans cette situation.
Un contexte difficile
Nous étions au siècle dernier. Que dis-je au siècle, au millénaire dernier : en 1994 ! J’étais fraîchement diplômé de l’année précédente et je venais juste de terminer mon service militaire. Et oui c’était une période où nous étions appelés sous les drapeaux pour une dizaine de mois, un temps que les moins de 25 ans ne peuvent pas connaître !!
À l’issue de ces obligations, j’ai activement cherché du travail. Parce que tout juste diplômé, je voulais aborder mon premier emploi de façon humble donc surtout pas en pensant – et je ne le pense toujours pas aujourd’hui – comme on ne cessait de nous le répéter à l’envi, que je pouvais avoir de grosses prétentions salariales dans un poste d’encadrement car je sortais d’une école de commerce qui s’autoproclamait « prestigieuse » et selon ces dirigeants « nous le valions bien ». J’ai pu intégrer en tant qu’attaché commercial une société qui intervenait comme grossiste en or et argent sur le marché français. Mon rôle était de démarcher partout en France des détaillants bijoutiers afin qu’ils viennent se servir auprès de notre entreprise. La société comptait deux sites : un siège social à Lyon et une filiale à Paris. La filiale de Paris que j’intégrais était composée de neuf femmes, j’étais donc le seul homme sur ce site. Travailler auprès de la gente féminine et reporter à une femme ne me déplaisait vraiment pas, bien au contraire, je me disais que je serai très à l’aise parmi elles. Deux femmes étaient cadres dirigeantes dans cette structure parisienne et les rapports entre elles étaient malheureusement exécrables, une voulant évincer l’autre et cela rejaillissait sur toute l’entreprise, j’ai donc très vite déchanté. J’arrivais à m’échapper de cette ambiance lorsque j’allais démarcher mes prospects, heureusement.
Dans le courant de l’année 1995, deux employées de la filiale souffrant de burn out, certainement dû à cette ambiance pesante, ont été placées en arrêt maladie. On m’a donc demandé de venir prêter main forte au magasin. Là, je servais les clients qui se rendaient sur place et assurais, en lieu et place de mes collègues absentes, les tâches régulières.
J’allais au travail à reculons. Une des deux dirigeantes passait ses nerfs sur tout le monde et était ouvertement en conflit avec son homologue. À chaque fois que j’entendais mon nom j’étais tétanisé car je craignais encore et toujours un conflit, un rapport difficile et parfois presque une humiliation.
Comme c’était mon premier emploi je ne voulais pas faire de vagues ou me rebeller, je me disais que c’était dur mais ainsi en était-il du monde du travail que finalement je découvrais. J’avalais donc mes couleuvres sans me plaindre ni rechigner. J’avais du travail, c’est un bien précieux donc mieux valait-il se taire, courber l’échine et faire ce qu’on attendait de moi.
L’événement révélateur
Un jour le PDG de l’entreprise est venu sur Paris. Comme il transportait souvent des bijoux d’un bureau à l’autre, il lui fallait venir en voiture pour des raisons évidentes de sécurité. Il m’était plusieurs fois arrivé de faire le trajet avec lui entre Lyon et Paris. Il avait donc garé sa voiture dans la contre-allée, le stationnement était bien sûr payant, à cette époque le paiement se faisait encore par pièces de monnaie. Il devait reprendre son véhicule pour retourner sur Lyon le soir même.
Je travaillais à une tâche des plus basiques dans le magasin : l’étiquetage des bijoux que nous recevions en vrac de nos fournisseurs, toujours dans la crainte d’avoir un contact avec une des dirigeantes de ce bureau, malgré la présence du PDG. Après son arrivée dans les locaux il était venu me voir et après avoir posé sur mon bureau 20 francs – environ 3€ aujourd’hui – il m’a demandé « d’aller mettre de l’argent dans la voiture ». C’est là que c’est produit quelque chose que j’ai encore aujourd’hui du mal à concevoir et qui illustre parfaitement le stress dans lequel je me trouvais à ce moment-là : parce qu’il avait l’habitude de payer les péages sur l’autoroute A6 en espèces et qu’il cherchait constamment dans ses poches la monnaie pour le payer, je me suis dit qu’il préférait avoir de l’argent à porter de main dans la voiture afin de ne pas avoir à chercher. J’ai donc consciencieusement déposé les 20 francs à l’intérieur de la voiture sous le tableau de bord et suis reparti travailler à mes occupations dans le magasin.
Au bout de deux heures, toujours affairé à mon étiquetage, mon grand patron est revenu vers moi en me posant cette question exactement : « à quelle heure ça finissait le stationnement ? » Et là, tout s’est replacé dans l’ordre dans mon esprit et tout a dû très rapidement s’accélérer : j’ai à la fois compris que l’argent que je devais mettre dans la voiture était en fait le ticket de parcmètre et que de plus, et surtout, s’il s’apercevait de l’erreur que j’avais pu commettre il allait se dire que cet attaché commercial qu’il avait employé et qui représentait son entreprise comme un ambassadeur était d’une stupidité profonde et qu’il serait peut-être de bon ton à terme de chercher à s’en débarrasser !! Il me fallait donc trouver très vite une solution pour rattraper le coup et retomber sur mes pattes.
Aussi, j’ai bredouillé un « je ne me souviens plus à quelle heure cela finissait », ce qui a eu pour effet de le faire soupirer et lever les yeux au ciel, de me donner à nouveau 20 francs pour prolonger le stationnement de deux heures et de l’entendre me dire : « tenez, espérons que les pervenches ne sont pas passées et que je n’ai pas pris une amende entre temps ! ».
Je suis dès lors sorti rapidement en priant pour qu’il n’y ait rien et pour vérifier au plus vite qu’un procès-verbal éventuel ne s’étalait pas déjà sur le pare-brise. Si cela avait été le cas, inutile de vous dire que le paiement de la contravention aurait été logiquement pour moi, le prix à payer pour mon état de stress intense qui avait bloqué toute réflexion chez moi ! Il n’en fut rien heureusement, personne n’était passé verbaliser. J’ai donc immédiatement récupéré les 20 francs à l’intérieur du véhicule, les ai introduits dans le parcmètre puis déposé le ticket sur le tableau de bord.
En retournant au show-room, je suis passé par le bureau où se trouvait le PDG et lui ai déposé les 20 francs restants. Étonné, il m’a bien sûr posé la question de savoir pourquoi je lui rendais les 20 francs qu’il venait de me donner ? Ma réponse fut : « eh bien j’ai commis une erreur, j’ai jeté sans y penser le ticket du parcmètre précédent à la poubelle et comme je sais que vous l’utilisez comme attestation pour le remboursement de vos notes de frais, je vous rembourse pour mon erreur ». Ce à quoi il répondit du tac au tac : « mais enfin Gilles, je ne suis pas à 20 francs près quand même, ne soyez pas ridicule et gardez votre argent ! ».
La leçon à en tirer
Cette histoire personnelle pourrait d’emblée prêter à sourire et faire dire que la gestion de cette « crise » m’a permis au bout du compte d’inverser la situation périlleuse du départ pour au bout du compte gagner 20 francs ! Pour autant, je peux vous dire que sur le moment et avec du recul je n’étais pas vraiment fier de moi et qu’il n’y avait pas de quoi s’enorgueillir du résultat.
Non, ce n’est absolument pas le bénéfice que j’ai tiré de cette expérience. Cet événement a eu une toute autre vertu : il m’a fait prendre conscience du mal être dans lequel j’étais en travaillant dans cette ambiance. Cela a eu alors l’effet d’un électrochoc sur moi. Peu de temps après, j’ai demandé une entrevue auprès de mon PDG et je lui ai exposé les problèmes que nous vivions tous dans ce climat au bureau de Paris et les répercussions que cela pouvait avoir sur notre travail, notre productivité et surtout sur notre motivation. Deux personnes étaient déjà en arrêt maladie et c’était une illustration très parlante de ce que je lui relatais.
Quelques mois plus tard, j’ai quitté cette entreprise et j’ai cherché un autre emploi qui me convenait mieux et dans lequel je pourrai m’épanouir.
Ce qu’il faut retirer de tout cela est que si vous ne trouvez aucun plaisir dans votre travail, quittez-le ! Si vous ne pensez pas que vous délivrez le meilleur service à vos clients, que vous ne croyez pas que votre produit est le meilleur du marché, changez d’entreprise ou bien redéfinissez votre stratégie s’il s’agit de votre propre société.
Aucune activité, aucun travail ne mérite qu’on y laisse sa santé.
Lorsque Jack Welch, l’ancien Président charismatique de General Electric faisait le tour de tous les pays dans lesquels G.E. est implanté pour rencontrer les équipes des filiales de toutes les activités du Groupe, la première question qu’il posait à chacune et chacun, des cadres supérieurs aux employés de la base de ces filiales, était : « Vous amusez vous dans votre travail ? ». La dernière phrase qu’il leur disait avant de les quitter était : « Veillez à prendre du plaisir dans votre travail, si vous ne vous amusez plus, ne restez pas ici ! »
Une belle philosophie à suivre tout au long de notre vie.